« Tous ceux qui s’approchent de Serge Dassault, c’est pour son oseille »

Que Serge Dassault eût été un vieillard philanthrope, mécène des indigents qui signait de gros chèques et attirait les aigrefins, ou un chef de clan milliardaire sans foi ni loi qui faussait les élections par ses millions distribués, il est avant tout un homme décédé en 2018 qui ne peut comparaître devant la 32e chambre du tribunal correctionnel qui juge depuis lundi « son » système de fraude, selon les accusations, un vaste système d’achats de votes mis en place par le maire de Corbeil-Essonnes (1995-2009), pour emporter la majorité des suffrages en 2008, 2009 et 2010.

Dans l’ombre du marchand d’armes, des têtes surgissent sur les bancs de prévenus. Il y a Jean-Pierre Bechter, retraité de la préfectorale, élu toute sa carrière dans quatre départements différents, qui a succédé à Serge Dassault en 2009, après que ce dernier eut été déclaré inéligible. Aujourd’hui âgé de 75 ans, il s’exprime avec quelque lenteur depuis un AVC survenu il y a quelques années. On trouve Jacques Lebigre, 78 ans, Corbeil-Essonnois depuis 60 ans, fidèle de Dassault depuis 40 ans, militant et pourvoyeur de dons et libéralités diverses pour le compte du maire, auprès de personnes précaires en quête de réussite. Il y a aussi Christelle De Oliveira, 41 ans. Machiré Gassama, qui ne s’est pas encore vraiment exprimé (droit au silence, a-t-il fait valoir jusque-là), est à 43 ans le directeur du service de la jeunesse et des sports de Corbeil-Essonnes. Mounir Labidi, 36 ans, ancien agent de la municipalité, est en fuite depuis le début de l’enquête. Younes Bounouara, 48 ans, est le seul à comparaître détenu, car il purge une peine de quinze ans de réclusion criminelle pour une tentative d’assassinat. Tous comparaissent pour des délits liés à des achats de votes lors des campagnes de 2008, 2009 ou 2010 ; de financement illégal de campagne électorale, complicité et recel de ce délit. Tous, sont des cadres du « système Dassault » dans sa ville de Corbeil-Essonnes.

L’histoire a rempli les gazettes comme un polar, enraciné dans les quartiers sensibles des Tarterêts ou de Monconseil. Un industriel milliardaire veut conserver sa majorité dans la ville qui lui sert de tremplin pour les sénatoriales, et pour cela, il met en places des équipes de jeunes, ou plutôt des caïds, des voyous dont le charisme et les méthodes connues sont susceptibles de convaincre les habitants de la ville de faire le bon choix dans l’isoloir. C’est un système clientéliste où n’importe quel desperados pouvait exiger du richissime octogénaire qu’il le payât rubis sur l’ongle pour de menus services. L’argent de Dassault qui ruisselle dans les cités de Corbeil et altère tant la sincérité du scrutin que le Conseil d’État annula les élections de 2008 et 2009.

« Il s’agit sans doute du premier dossier d‘achats de vote de cette ampleur à être jugé devant un tribunal correctionnel. Il est question d’un système global, généralisé et qui a duré dans le temps, de corruption du corps électoral », a dit le procureur Patrice Amar en ouverture du procès. Me Sébastien Schapira, avocat de Jean-Pierre Bechter regrette que l’on juge un système et non des faits précis. « On a jeté des faits les uns avec les autres, et on est dans l’imprécision la plus totale », a-t-il soutenu dans des conclusions in limine litis.

Le dossier Dassault comporte de nombreux témoignages de personnes qui auraient participé à ce système. Ils ont parlé dans les médias et à la justice, évoquant des scènes hollywoodiennes, où des voyous de cités faisaient la queue devant le bureau du vieux milliardaire, afin de toucher la prime qui récompense leurs loyaux services : appeler à voter pour la liste Dassault, par tous les moyens. Une conversation entre un ex-sénateur de l’Essonne et René Andrieu, un ancien braqueur peu commode dont il est probable qu’il a tenté de racketter Serge Dassault : « Ils vont mettre le paquet niveau fric, bon avec les méthodes Dassault, acheter, machin et tout ce qui commence à faire, ils vont mettre un paquet […] Il peut donner à une famille 100 000, 200 000, t’achètes n’importe qui », peut-on notamment entendre.

« Cette dérive clientéliste, alimentée au-delà du raisonnable par la fortune colossale de Serge Dassault, a crée un climat malsain dans la commune de Corbeil-Essonnes, engendrant rivalités, jalousies et tensions, dont une illustration a sans doute été la tentative d’assassinat de Younes Bounouara sur Fatha H. », disent les juges d’instruction. Younes Bounouara est le seul à s’exprimer depuis un box (fermé avec de la cellophane scotchée au box), puisqu’il purge une peine de quinze ans de réclusion criminelle pour la tentative d’assassinat (on pense qu’il a commis ces faits car la victime menaçait de dénoncer le système). Bounouara, ami de vingt ans de Serge Dassault, est soupçonné d’être en haut de la hiérarchie, chapeautant sept groupes de différents quartiers, chargés de rameuter les votes en faveur du milliardaire, et rémunérant ces groupes avec l’argent de Dassault.

La présidente Cécile Ramonatxo a décidé de ne pas faire de planning d’audience, et d’interroger chacun à tour de rôle sur les faits qui l’intéressent, ce qui permet d’observer une valse de prévenus qui répondent à quelques questions à la barre, avant de se rasseoir.

Elle demande à Jacques Lebigre pourquoi, lui qui tenait le stylo de Dassault pour signer des chèques aux associations, n’a pas vérifié la bonne utilisation des fonds versés. « Nous n’avions pas en face de nous des personnes qui réfléchissent comme nous », explique-t-il. À plusieurs reprises il évoquera des personnes « pas épargnées par la vie » que Dassault a voulu aider, en pure perte.

Elle s’interroge, la présidente, sur l’existence de gardes du corps (embauchés dans les quartiers sensibles), rémunérés à grands frais. « Ce sont des gens qui s’intitulent garde du corps », résume-t-il, un titre dont ils se targuent pour résumer quelques heures passées à sécuriser un quartier, un immeuble où Dassault descendait (et montait, car Dassault « montait dans les étages et même si l’ascenseur était en panne », c’était un homme de terrain, dit Lebigre). Lebigre a lui-même bénéficier des services d’un garde du corps, car il avait été agressé, mis à disposition par une société payée par Dassault.

La présidente se demande pourquoi le maire Jean-Pierre Bechter a octroyé des emplois qualifiés de fictifs à 75 jeunes venus en réclamer manu-militari en pleine séance de conseil municipal : « C’était une politique publique nationale », répond-il, des contrats aidés rémunérés par l’État. « On les a gardés un an, parce que c’était la loi, puis on les a virés. » Pas d’emploi fictif selon-lui, mais une partie de ces jeunes ne sont effectivement pas venus travailler. « Ils sont associables, pour une minorité. »

Sur l’existence de groupes rémunérés pour leurs basses œuvres, Lebigre répond : « Je ne connais pas ces groupes. » Puis ajoute : « Nous avions un dispositif militant Dassault depuis 1977, enrichi de 1 000 militants. Aucun n’était rémunéré, ils payaient, même, c’était de vrais militants. »

Younès Bounouara, qui souffre d’une extinction de voix et dont les mots doivent être répétées par la présidente pour que les avocats de la défense les entendent, a une explication : « Tous ceux qui s’approchent de Serge Dassault, c’est pour son oseille je pense. 80 % des gens sur cette liste rackettaient Serge Dassault », ces mêmes personnes dont les témoignages ont permis de remplir le dossier judiciaire.

La liste en question a été recueillie aux « Pinçons », le quartier général électoral du clan Dassault. Quatre colonnes : Nom, Payé, Non payé, Commentaires. Dans la dernières pages, les doléances de toutes les personnes ayant participé au système. Entre 113 et 134 bénéficiaires, pour 309 à 364 mille euros (selon date d’actualisation du listing), ont été rémunérés. Christelle de Oliveira, qui coordonnent les militants, était souvent au QG, mais elle le dit elle-même : « Le QG, c’est grand », et elle n’a jamais vu cette liste auparavant. Son nom figure sur cette liste. Il est aussi reproché à Christelle de Oliveira d’avoir perçu 450 000 € de la part de Serge Dassault, sur un compte au Portugal.

La présidente avise Lebigre, qui répond : « Nous avons aidé des gens en difficulté, quoi qu’ils aient fait avant ». Lebigre a signé des chèques à la demande de Dassault, qui lui faisait lui-même des chèques pour approvisionner son compte. La présidente relève : « Et vous avez remis 15 chèques à 15 personnes dont on sait qu’elles sont allées voter », et Lebigre ne sait que répondre, sinon qu’en effet, certaines personnes votent. Les dons, qui étaient parfois des prêts, servaient à payer un avocat pour l’affaire d’un tel, le permis de conduire d’un autre. « Nous n’avons jamais voulu influencer le vote de qui que ce soit, si ça avait été le cas, il aurait gagné toutes les élections » depuis 1977, lorsqu’il se présenta pour la première fois. On reproche à Jacques Lebigre 170 000 € de retraits en espèces en deux ans. Lui conteste ce chiffre, qu’il ramène à 50 000, pour ses dépenses personnelles : « Je n’ai pas à justifier de mon argent de poche. » Pourtant, le dossier regorge de témoignages où Serge Dassault est décrit comme un bienfaiteur arrivant dans les quartiers et distribuant les biffetons et les cadeaux (certains évoquent même la distribution de stylo Montblanc). « Non, mais vous imaginez ça aux Tarterêts ? C’est invraisemblable, s’emporte Lebigre. Ce genre de témoignages est infâme. »

Suite du procès aujourd’hui, puis lundi 12 octobre.

Auteur d'origine: babonneau